PIERRE SOUVESTRE
ET MARCEL ALLAIN
LA GUÊPE
ROUGE
19
Arthème Fayard
1912
1 – LA DAME AUX CHEVEUX BLANCS
— Et maintenant, que la fête commence ! Brigitte, versez-nous le champagne.
La domestique, une jeune servante à la mine délurée, assistait, attentive, au repas de ses maîtres. Elle rougit imperceptiblement en recevant cet ordre qu’elle exécuta aussitôt. Le vin mousseux pétilla dans les verres des convives.
Ils étaient trois, M. et Mme de Keyrolles, qui recevaient à dîner, ce soir-là, leur jeune neveu, Jacques Faramont.
M. Louis de Keyrolles, gros homme d’une cinquantaine d’années, au visage jovial, au ventre bedonnant, se leva, et, levant son verre d’un geste aimable et gracieux, il salua d’abord, par-dessus la table, sa femme placée en face de lui. Puis, se tournant vers sa droite et regardant son jeune invité avec un petit air à la fois narquois et affectueux, il commença sur un ton pompeux :
— Mon cher Jacques, je ne suis pas un orateur, bien loin de là, et je m’en voudrais, dans une famille comme la nôtre, d’oser prétendre te faire un discours. Ce n’est là ni mon métier, ni mon désir, je vais donc me contenter de te parler avec mon cœur. Je lève mon verre et je bois ce champagne en t’invitant à faire de même, et ceci dans le but de consacrer le grand événement qui vient de se produire dans ta vie. Tu viens aujourd’hui d’être nommé avocat. Te voilà stagiaire au Barreau de Paris, et c’est la plus belle carrière du monde qui s’ouvre désormais devant toi. Je suis sûr que tu sauras la remplir dignement.
— Mon oncle… commença le jeune homme qui semblait fort ému.
— J’ajoute, mon cher Jacques, qu’il t’a été donné, ce qui est rare, d’avoir été présenté aux magistrats de la Première chambre pour y prêter ton serment d’avocat, par un bâtonnier qui n’est pas, pour toi, un bâtonnier ordinaire.
Le berger du troupeau dans lequel tu te trouvais n’est autre, en effet, que ton père, mon cher beau-frère, Maître Henri Faramont. Tu entres dans la carrière, Jacques, sous d’heureux auspices, et il ne te reste plus qu’à suivre dignement les traces de celui qui t’a élevé.Mme de Keyrolles intervint :
— Mon cher Louis, dit-elle, s’adressant à son mari, malgré votre modestie, vous m’apparaissez comme digne de lutter avec mon frère. Votre discours était très bien, et je suis sûre qu’il a touché Jacques jusqu’au fond du cœur.
— Ça, c’est vrai, ma tante ! s’écria spontanément le jeune homme, qui rougissait de plus en plus.
M. de Keyrolles haussa les épaules.
— Que voulez-vous, Augustine, répliqua-t-il en s’adressant à sa femme, je ne puis pas oublier que, moi aussi, j’ai voulu être le défenseur de la veuve et de l’orphelin. Vois-tu, Jacques, cela ne date pas d’hier, mais remonte à vingt-cinq ans. Ton père et moi nous venions de finir notre droit, et sitôt notre diplôme de licencié dans la poche, nous nous faisions inscrire au Barreau. Jusqu’alors, nous étions l’un et l’autre deux bonshommes assez insignifiants et fréquentant volontiers les cafés du Quartier latin, de préférence à la Faculté. Mais, aussitôt inscrits avocats, les choses ont changé, ton père prenait position à la Conférence et ne tardait pas à en devenir le secrétaire. Il était l’enfant gâté des maîtres du Barreau. Moi, je restais dans le rang et après quelques plaidoiries « à l’œil » pour l’assistance judiciaire, j’ai fini par mal tourner.