PIERRE SOUVESTRE
ET MARCEL ALLAIN
LES SOULIERS
DU MORT
20
Arthème Fayard
1912
1 – LES PROJETS MYSTÉRIEUX
— Cher monsieur Gauvin, vous prendrez bien une tasse de café ?
— Madame, vous êtes trop aimable, mais je refuse. Le café est un excitant, il me porte terriblement sur les nerfs et je serais sûr de ne pas fermer l’œil ce soir.
— Oh voyons, il est deux heures de l’après-midi. Cela ne peut véritablement pas vous faire mal.
— Si, madame, si !
— Alors je n’insiste pas. Mais vous, monsieur Théodore ?
— J’accepte, madame, quand ce ne serait que pour voir le joli geste que vous aurez pour me servir.
— On n’est pas plus galant !
La jeune femme qui offrait ainsi le café à ses deux invités : Me Gauvin, un notaire respectable au ventre rebondi, aux favoris soigneusement taillés à l’impériale, et son fils, le jeune Théodore, âgé de dix-sept ans environ, s’appelait Alice Ricard. Elle habitait à Vernon, jolie petite ville des bords de la Seine, et elle se trouvait fort bien dans sa villa, une maisonnette plus prétentieuse que riche et qui trahissait par son jardin soigné, ses arbres taillés, ses petits massifs de fleurs tirés au cordeau, les aspirations de luxe de sa propriétaire, aspirations que, du reste, la jeune femme ne pouvait contenter absolument, eu égard à sa situation.
Alice Ricard, cependant, vêtue d’un grand peignoir bleu formant une véritable robe d’intérieur, les cheveux relevés sur le front par un ruban mis à la grecque, apparaissait coquette et maniérée.
Elle se multipliait pour obliger ses hôtes, Me Gauvin et son fils Théodore, qu’elle avait hélés, alors qu’ils passaient sur la route, pour leur offrir de se reposer quelques instants à l’ombre de ses grands arbres.
— Maître Gauvin, insistait la jeune femme, je suis persuadée que vous ne refuserez pas d’attendre encore quelques minutes l’arrivée de mon mari.
— Madame, je le ferais avec le plus grand plaisir, mais nous sommes un peu pressés, mon fils et moi.
— Ne dites pas cela, maître Gauvin. Fernand revient de Paris et il va certainement nous rapporter les journaux.
C’était bien la vie tranquille des petites localités de la banlieue parisienne.
Dans le jardin où se trouvaient réunis les trois personnages, on n’entendait d’autre bruit que le chant des oiseaux. Parfois, le pas éloigné d’un marcheur écrasant le gravier de la grand-route. Puis, de loin en loin, strident, le sifflet d’une locomotive, le vacarme d’un train roulant sur la voie ferrée, à cinq cents mètres.
Me Gauvin, avec ses soixante ans bien sonnés, sa corpulence, son front dégarni, son crâne chauve, offrait le type parfait du notaire provincial, respectable, respecté, et qui se croit un personnage. Il témoignait à l’égard de la jeune femme qui le recevait, une admiration respectueuse jusqu’à l’exagération.
Il faisait preuve de cette politesse spéciale qu’acquièrent les gens de loi, lesquels semblent toujours faire un acte de haute courtoisie lorsqu’ils condescendent à vous adresser la parole.