Pierre Augustin Caron De Beaumarchais
Le Barbier de Séville
Lettre modérée sur la chute de la critique du Barbier de Séville
L'auteur, vêtu modestement et courbé, présentant sa pièce au lecteur.
MONSIEUR,
J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces moments heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville; car il faut tout cela pour être homme amusable et lecteur indulgent.
Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est compromis, si votre belle a forfait à ses serments, si votre dîner fut mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon Barbier; ce n'est pas là l'instant: examinez l'état de vos dépenses, étudiez le facture de votre adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chefs-d'oeuvre de Tissot sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.
Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier, enfoncez-vous dans une bergère, ouvrez le journal établi dans Bouillon avec encyclopédie, approbation et privilège, et dormez vite une heure ou deux. Quel charme aurait une production légère au milieu des plus noires vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le barbier s'est bien moqué de Bartholo le médecin en aidant un rival à lui souffler sa maîtresse?
On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour son propre compte.
Que vous fait encore si ce barbier espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guère aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les siennes.
Mais enfin tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double estomac, bon cuisinier, maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah! parlons, parlons; donnez audience à mon Barbier.
Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la coquette qui refuse souvent ce qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisais quelque avare lecture à des gens préférés, qui croyaient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon ouvrage.
O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissais sur le morceau faible en appuyant sur les bons endroits; puis, recueillant les suffrages du coin de l'oeil avec une orgueilleuse modestie, je jouissais d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon d'acteur ne m'en dérobait pas les trois quarts pour son compte.
Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibecière? A l'instant qu'il faudrait des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffirait à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob, plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix, d'illusion théâtrale, rien.