© Librairie Arthème Fayard, 1998
978-2-213-66916-8
DU MÊME AUTEUR
Moi d'abord,
La Barbare,
Scarlett, si possible,
Les hommes cruels ne courent pas les rues,
Vu de l'extérieur,
Une si belle image, Jackie Kennedy,
Jean-René HUGUENIN
Première partie
C'est le propre de la femme de se dévaluer. 99,9 % des femmes pensent sincèrement qu'elles ne valent pas tripette. Qu'elles sont juste bonnes à être jetées aux chiens, et encore... à des chiens affamés qui se battent les flancs dans les terrains vagues en pourléchant de vieilles boîtes de Pal. Elles se trouvent toujours trop bêtes ou trop grosses ou pusillanimes. Et autant vous dire tout de suite que je fais partie des 99,9 %. Tout comme ma copine Agnès, celle qui tient ma comptabilité et me permet de payer moins d'impôts. L'autre soir, alors qu'elle faisait revenir son poulet aux oignons dans la cuisine de son F4 à Clichy, elle me confessait sa certitude d'être une nullité, pendant que son mari lui caressait les fesses en l'assurant du contraire. Agnès est comptable dans une entreprise d'informatique, épouse et mère de deux enfants. Ses colonnes de chiffres sont impeccables, le sol de sa cuisine sent bon la Javel, sa progéniture trouve toujours une oreille attentive à ses problèmes. Elle est svelte, bien habillée et son rinçage auburn-acajou-des-îles dissimule sans délai la moindre racine pâle. Elle a entraîné Yves, son mari, dans un programme de couples en difficulté afin que la routine ne s'installe pas entre eux et qu'ils continuent à se parler. Ils ne se parlent plus, ils s'écrivent. Le soir dans leur lit, chacun de son côté note dans un grand cahier les griefs accumulés pendant la journée, et le dimanche après-midi, quand les enfants font du roller sur l'avenue, ils s'échangent leurs copies et en discutent. Ils essaient d'en parler calmement, sans s'énerver.
Agnès prétend que c'est ce qu'il y a de plus difficile. L'autre jour, elle m'a avoué qu'elle avalait un Tranxène avant chaque séance. À part ça, Agnès lit, se cultive, a le ventre plat, tient sa place en société, mais pense malgré tout qu'elle est une nullité. Alors, le plus souvent, elle se tait. Quand je l'interroge sur cette peur, que je l'exhorte à s'en débarrasser, elle me répond toujours :— Oh ! toi, Clara, tu n'es pas comme les autres...
Mais si : j'ai la trouille. La trouille brûlante quand je relève le gant, la trouille qui vide le ventre quand je prends mon élan, la trouille glacée quand l'acte de bravoure est effectué et que je constate les résultats (les dégâts, souvent) de mon audace. Mais je lutte contre cette peur inscrite dans nos gènes de femmes. Je ne veux pas qu'elle me ratatine et paralyse ma vie. Je m'entraîne à la débusquer et, une fois que je l'ai repérée, je l'analyse et tente de la neutraliser. C'est du boulot. Parfois, j'y arrive. D'autres fois, c'est la peur qui gagne et me rend plus lâche qu'un vieux chewing-gum mâchouillé.