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Автор Жан-Мари Гюстав Леклезио

J e a n -M a r i e G u s t a v e L e C l é z i o

L A Q U A R A N T A I N E

F o l i o 1 9 7

A u c r é p u s c u l e d e c e t â g e

q u a n d t o u s l e s r o i s e r o n t d e s v o l e u r s

K a l k i , l e S e i g n e u r d e l ’ U n i v e r s ,

r e n a î t r a d e l a g l o i r e d e V i s h n o u .

 

B a g h a v a t P u r a n a , I , 3 , 2 6

 

 

 

 

 

E n s o u v e n i r d ’ A l i c e , q u i d i s a i t c h a q u e f o i s , s u r l a r o u t e d e l a p o i n t e d ’ E s n y   : «   I c i f i n i t l e p a r a d i s d e s r i c h e s e t c o m e n c e l ’ e n f e r d e s p a u v r e s .   »

 

L a n g l o i s d e l E . C r o k l i t h

 

L e v o y a g e u r s a n s f i n

Dans la salle enfumée, éclairée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une veste étriquée boutonnée très haut. Surtout, cet air égaré, le regard étroit plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte, comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces, il brandissait ses poings. Alors le silence s’est installé dans la salle.

 

Je pense à la façon dont mon grand-père a vu Rimbaud, la première fois. C’était au début de l’année 1872, en janvier ou février. Je peux déterminer la date à cause de la mort d’Amalia, et de la visite du Major William dans le magasin de bondieuseries et pompes funèbres au rez-de-chaussée de son immeuble de la rue Saint-Sulpice. Après la rupture avec le Patriarche et leur expulsion de la propriété d’Anna, leur départ de Maurice, à la fin de l’année 71, Antoine et Amalia s’étaient installés à Paris, dans le quartier de Montparnasse. Il faisait cet hiver-là un froid mortel à Paris, la Seine charriait des glaçons. Amalia était mal remise de la fièvre qui s’était déclarée après la naissance de Léon. Peut-être que la dispute avec Alexandre l’avait rendue encore plus fragile. Elle est morte d’une pneumonie dans les derniers jours de janvier. Léon n’avait pas un an.

Mon grand-père Jacques avait tout juste neuf ans. C’est en accompagnant son oncle William qu’il a dû entrer dans le café, à l’angle de la rue Madame et de la rue Saint-Sulpice. L’oncle a pensé que ça n’était pas de l’âge de Jacques d’entrer dans le magasin pour choisir une couronne. Il l’a laissé dans le bistrot, attablé devant un bol de vin chaud.

C’était la première fois que Jacques quittait Maurice. En France, tout lui paraissait magnifique et terrifiant, les immeubles de cinq étages, le roulement des coches sur le pavé, les trains, les hautes cheminées des bains publics, à Montparnasse, qui crachaient une fumée noire dans le ciel gris, la neige en congères le long des jardins publics, et surtout les gens, la foule, épaisse, compacte, qui se heurtait, se bousculait, se hâtait. Ils avaient des visages pâles, mangés de barbe, des chapeaux en tuyau de poêle, des houppelandes fourrées, des cannes, des guêtres. Les femmes portaient trente-six épaisseurs de jupons, de corsets, de robes, de manteaux, et sur leurs petites têtes à gros chignons étaient épinglés de drôles de chapeaux à voilette. Jacques devait se serrer contre l’oncle William, sa petite main écrasée dans la patte du géant. Il ne comprenait pas l’accent étrange des gens de cette ville, il ne savait pas répondre aux questions des petites voisines. Elles disaient : « Est-il sot ! » Elles le traitaient de niguedouille, d’hurluberlu. Les jours qui ont précédé la mort de sa mère, il passait tout le temps avec l’oncle William. C’était terrible d’entendre sa mère étouffer, de voir son visage blême et ses beaux cheveux noirs répandus sur l’oreiller. Antoine était effondré. Les derniers temps Amalia ne reconnaissait même plus son petit garçon ni le bébé. Elle divaguait. Elle se croyait retournée dans la maison de son père, sur le bord de l’Hughli, guettant sous la véranda l’arrivée de la pluie.