Tatiana de Rosnay
LE VOISIN
Éditions Héloïse d'Ormesson, 2000
Jean-Paul Sartre,
Guillaume Apollinaire,
DU HAUT DE SON CRÂNE à la pointe de ses talons, le sommier la plaque contre le sol. Elle peut à peine bouger. Aplatie, le menton collé au parquet, elle halète comme un chien, la bouche ouverte. Lorsqu'elle a entendu la porte d'entrée claquer, dans son affolement, elle s'est heurté le front contre quelque chose, le coin du lit, peut-être. À présent, elle a mal. Avec difficulté, le plus lentement possible pour ne pas faire de bruit, elle tente de dégager une main. Il y a peu de place sous le sommier. Doucement, elle passe les doigts sur sa tempe. Sensation poisseuse. Du sang ? Elle ne voit rien. Il fait trop sombre. Une seule chose importe : sortir de là. Mais comment ? Comment fuir ? Les questions résonnent dans sa tête. Pourquoi est-il rentré à cette heure-ci ? Que fait-il là ? Se doute-t-il de quelque chose ? Avait-il l'intention de la piéger ?
Elle tente de respirer plus calmement, de réfléchir. Son nez la chatouille. Il y a un peu de poussière sous le lit. Ne pas éternuer, ne pas bouger, ni souffler, ni tressaillir. Mais la panique gagne du terrain. Elle ferme les yeux. Des zigzags zèbrent l'intérieur de ses paupières. Ses oreilles bourdonnent, son cœur s'emballe. Sa poitrine reste bloquée, compressée. Elle ne peut plus respirer.
L'angoisse l'aspire, l'attire, la soumet. Elle s'y abandonne comme à une horrible jouissance. Un moment de flottement, semblable à une perte de connaissance, puis elle refait surface. De toutes ses forces, elle appuie ses poings contre sa bouche. Ne pas pleurer, ne pas crier, ne faire aucun bruit. Rester calme. Mais comment sortir de cette chambre ? Des grossièretés inhabituelles lui viennent aux lèvres. Sortir de cette chambre… « Cette putain de merde de chambre. Et lui, ce con, ce couillon. » Les jurons ne changent rien à la situation.L'homme est là, bien là, étendu sur le lit, au-dessus d'elle. Vingt centimètres à peine les séparent. Il respire. Un souffle régulier et paisible. Elle l'imagine, les mains croisées derrière la nuque, les paupières closes. Une pensée atroce l'effleure. Il doit l'entendre, il doit capter ce cœur qui bat comme une grosse caisse. Pourtant il ne bouge pas. S'est-il endormi ?
L'homme l'écrase de tout son poids. Il la domine, il l'opprime. Le sommier déformé par la courbe de son dos est soudé à ses omoplates à elle, à ses reins, à ses fesses, à ses cuisses. Même à travers le matelas, elle croit percevoir la chaleur de son corps, le grain de sa peau, son odeur, son haleine. Ils sont comme imbriqués l'un sur l'autre. Cette intimité forcée la dégoûte. Un cauchemar. Elle a pris trop de risques. Comment a-t-elle pu être si stupide ? Ce jeu puéril l'a grisée, comme un gamin joue avec des allumettes : fasciné par la petite flamme, il met le feu à sa maison.