H. C. Andersen
Contes merveilleux, Tome I
L'aiguille à repriser
Il y avait un jour une aiguille à repriser: elle se trouvait elle-même si fine qu'elle s'imaginait être une aiguille à coudre.
«Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu'on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine!
–Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps.
–Regardez un peu; j'arrive avec ma suite», dit la grosse aiguille en tirant après elle un long fil; mais le fil n'avait point de nœud.
Les doigts dirigèrent l'aiguille vers la pantoufle de la cuisinière: le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il fallait le raccommoder.
«Quel travail grossier! dit l'aiguille; jamais je ne pourrai traverser: je me brise, je me brise». Et en effet elle se brisa. »Ne l'ai-je pas dit? s'écria-t-elle; je suis trop fine.
–Elle ne vaut plus rien maintenant», dirent les doigts. Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire, et s'en servit pour attacher son fichu.
«Me voilà devenue broche! dit l'aiguille. Je savais bien que j'arriverais à de grands honneurs. Lorsqu'on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose. »
Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d'un carrosse d'apparat, et elle regardait de tous côtés.
«Oserai-je vous demander si vous êtes d'or? dit l'épingle sa voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire! Seulement, elle est un peu trop petite; faites des efforts pour qu'elle devienne plus grosse, afin de n'avoir pas plus besoin de cire que les autres. »
Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête, qu'elle tomba du fichu dans l'évier que la cuisinière était en train de laver.
«Je vais donc voyager, dit l'aiguille; pourvu que je ne me perde pas!»
Elle se perdit en effet.
«Je suis trop fine pour ce monde-là! dit-elle pendant qu'elle gisait sur l'évier. Mais je sais ce que je suis, et c'est toujours une petite satisfaction. »
Et elle conservait son maintien fier et toute sa bonne humeur.
Et une foule de choses passèrent au-dessus d'elle en nageant, des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes.
«Regardez un peu comme tout ça nage! dit-elle. Ils ne savent pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d'eux: c'est moi pourtant! Voilà un brin de bois qui passe; il ne pense à rien au monde qu'à lui-même, à un brin de bois!… Tiens, voilà une paille qui voyage! Comme elle tourne, comme elle s'agite! Ne va donc pas ainsi sans faire attention; tu pourrais te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal! Comme il se pavane! Cependant il y a longtemps qu'on a oublié ce qu'il disait. Moi seule je reste patiente et tranquille; je sais ma valeur et je la garderai toujours. »
Un jour, elle sentit quelque chose à côté d'elle, quelque chose qui avait un éclat magnifique, et que l'aiguille prit pour un diamant. C'était un tesson de bouteille. L'aiguille lui adressa la parole, parce qu'il luisait et se présentait comme une broche.