FRANCK THILLIEZ
Conscience animale
Chapitre 1
Warren ne s'était pas encore retourné. Il courait, ou plutôt essayait, ses yeux de jais rivés sur le filet de fumée brune qui s'élevait et s'échappait sans effort de ce cimetière de sycomores épouvantables et d'ormes horrifiants. La cabane ne devait plus se trouver loin. Une brume, basse et lourde, enroulait les branches noueuses, slalomait entre les troncs pour se répandre en nappes épaisses jusqu'à ses pieds, lui ôtant toute notion de distance. Chuter lui était interdit cette fois-ci, car de toute évidence ils ne le rateraient plus, et ils le supplicieraient sur place, sans hésitation ni remords, régalés par le spectacle.
Tiraillé par son pied nu, fouetté au visage, plombé par la glaise, il s'enracinait un peu plus à chaque foulée dans ce dédale à sens unique. Un silex lui grava, sans lui demander son avis, un sourire de clown malade dans la voûte plantaire. La signature empoisonnée s'était logée juste dans la partie creuse, où la peau est tendre et prête à s'ouvrir comme un melon mûri sous le soleil de Parme. Il avait senti la plaie craquer, aussi l'odeur de ce sang frais, fumant sur les feuilles souillées, ils la flaireraient à plein nez. Combien étaient-ils à ses trousses ? Et les autres, qu'étaient-ils devenus ? Ces coups de feu… Une mort, probablement… Ces jambes arrachées, ces cœurs alignés par dizaines, avec des noms paraphés sur chaque muscle… Tout lui revenait à la mémoire, crûment. L'oiseau… le vieux, affublé de son pull rubis… le nain aux jambes arquées… la Guyane… Il avait tout compris maintenant, mais aurait-il l'occasion de l'expliquer au reste du Monde pour qu'il pût stopper ce fléau ?
S'ils frôlaient la cinquantaine aujourd'hui, combien seraient-ils demain, cent, puis mille ? Même s'il était parvenu à les semer, désormais ses chances fondaient plus vite qu'un iceberg parachuté en plein Sahara. Infimes, elles étaient infimes… Non !
Il s'efforcerait d'atteindre cette infernale colonne de fumée qui ne désépaississait pas ! Serrant la main gauche plus vigoureusement, il s'embauma de la tiédeur qui se dégageait de la bague, l'alimentant ainsi sans flétrir en courage et ténacité. Il ne la lâcherait pas, jamais, même s'ils le rattrapaient puis l'étripaient de leur si coutumière sauvagerie. Pour elle, pour eux, pour leur mémoire, il la garderait jusqu'au bout. Une larme se logea au bord de ses lèvres craquelées, une autre roula le long de sa joue tarie pour s'enfoncer dans des agrégats d'humus noirâtres.
La cabane de la délivrance se dessina enfin, en contrebas, nichée au fond d'un creux boueux d'une profondeur de quatre étages.
S'y aventurer allait être un calvaire. Il se pencha à plat ventre sur un long rocher bombé tapissé de lichen qui surplombait le chalet. La mousse lui esquissa sur le blouson une grimace verdâtre, qui vint épouser les éclaboussures de boue ainsi que les auréoles de sang. La pente, façonnée par la colère de la Terre, se présentait raide et caillouteuse, par conséquent s'enfoncer dans ce couloir escarpé, zébré de part en part par de fines lames de schiste tranchantes, relevait du suicide sans de robustes chaussures de marche. Il avait repéré de sinistres arbres, qui poussaient raides comme des tombes pour s'élever étrangement aussi haut que ceux qui bordaient le cratère, auxquels il pourrait s'agripper en cas de chute. Acculé et épuisé, il préférait prendre au plus court, dût-il y sacrifier une partie de son anatomie. Ainsi, avant de s'enfoncer, il s'empara d'un caillou en forme d'omoplate, puis le jeta telle une grenade pour tester la rigidité du terrain. La pierre dévala jusqu'en bas, entraînant une avalanche de gravats et de branches pourries dans un grondement sourd de chute d'eau. Calcite et poudre de craie, soulevées par l'éboulement, colorèrent d'une fine couche blanchâtre les feuilles mortes et humides, décomposées en un tapis glissant voire impraticable. Non, l'option frisait la folie, pas avec un pied torpillé de la sorte. Il lorgna de l'autre côté de la cuvette, yeux mi-clos, à une bonne centaine de mètres en face. Le relief semblait s'adoucir, et la flore plus compacte laissait présager l'absence de roches. Il concentra son attention sur un renfoncement aux couleurs largement plus foncées.