Georges Bernanos
JOURNAL D’UN
CURÉ DE CAMPAGNE
(1936)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Table des matières
I. ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 3
II... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... . 24
III. ... ... ...
... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... . . 227À propos de cette édition électronique... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... 264
I.
Ma paroisse est une paroisse comme les autres. Toutes les paroisses se ressemblent. Les paroisses d’aujourd’hui, naturellement. Je le disais hier à M. le curé de Norenfontes : le bien et le mal doivent s’y faire équilibre, seulement le centre de gravité est placé bas, très bas. Ou, si vous aimez mieux, l’un et l’autre s’y superposent sans se mêler, comme deux liquides de densité différente. M. le curé m’a ri au nez. C’est un bon prêtre, très bienveillant, très paternel et qui passe même à l’archevêché pour un esprit fort, un peu dangereux. Ses boutades font la joie des presbytères, et il les appuie d’un regard qu’il voudrait vif et que je trouve au fond si usé, si las, qu’il me donne envie de pleurer.
Ma paroisse est dévorée par l’ennui, voilà le mot. Comme tant d’autres paroisses ! L’ennui les dévore sous nos yeux et nous n’y pouvons rien. Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera, nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça.
L’idée m’est venue hier sur la route. Il tombait une de ces pluies fines qu’on avale à pleins poumons, qui vous descendent jusqu’au ventre. De la côte de Saint-Vaast, le village m’est apparu brusquement, si tassé, si misérable sous le ciel hideux de novembre. L’eau fumait sur lui de toutes parts, et il avait l’air de s’être couché là, dans l’herbe ruisselante, comme une pauvre bête épuisée. Que c’est petit, un village ! Et ce village était ma paroisse. C’était ma paroisse, mais je ne pouvais rien pour elle, je la regardais tristement s’enfoncer dans la nuit, disparaître…
Quelques moments encore, et je ne la verrais plus. Jamais je n’avais senti si cruellement sa solitude et la mienne. Je pensais à
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ces bestiaux que j’entendais tousser dans le brouillard et que le petit vacher, revenant de l’école, son cartable sous le bras, mè-
nerait tout à l’heure à travers les pâtures trempées, vers l’étable chaude, odorante… Et lui, le village, il semblait attendre aussi –
sans grand espoir – après tant d’autres nuits passées dans la boue, un maître à suivre vers quelque improbable, quelque inimaginable asile.
Oh ! je sais bien que ce sont des idées folles, que je ne puis même pas prendre tout à fait au sérieux, des rêves… Les villages ne se lèvent pas à la voix d’un petit écolier, comme les bêtes.
N’importe ! Hier soir, je crois qu’un saint l’eût appelé.
Je me disais donc que le monde est dévoré par l’ennui. Naturellement, il faut un peu réfléchir pour se rendre compte, ça ne se saisit pas tout de suite. C’est une espèce de poussière.